IV
STRATÉGIE

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho tira sur les rênes de son grand cheval pommelé. Il regardait la demeure qui se trouvait derrière le mur de pierre. Un mur tout neuf, sans doute l’une de ces nombreuses clôtures construites par des prisonniers français. Il donna une tape sur la crinière de sa monture et contempla les collines environnantes, ces collines du Hampshire, si tranquilles, comme sans âge. Ici, le paysage était très différent de son pays à lui, où il était rare de ne pas apercevoir la mer.

Lorsqu’il traversait un village en suivant l’antique route des diligences, les gens l’observaient avec une certaine curiosité. La présence d’un officier de marine était chose rare dans la région, alors que les officiers de l’armée de terre y pullulaient.

Il regarda sa main et étendit les doigts au soleil. Il faisait chaud. Il se sentait très calme, paisible. Il était sur le point de rire tout seul. Et pourtant, il n’en avait aucune envie. Plus que jamais, il se demandait s’il avait bien eu raison de venir.

L’Anémone était mouillée à Spithead où elle attendait les ordres, mais il se trouvait à court d’hommes depuis que le major général lui avait demandé avec insistance d’en transférer quelques-uns à bord de vaisseaux « qui en avaient davantage besoin », alors que sa frégate n’appareillerait pas avant un certain temps. Comme il l’avait prévu, il avait dû se séparer de son second, Peter Sargeant.

Leurs adieux avaient été mélancoliques, mais Adam n’avait pas hésité, sachant trop combien il était important de le laisser profiter d’une chance de promotion. Dans le cas de Sargeant, le commandement d’une goélette. Dans la marine, on vous donne rarement une seconde occasion.

Aubrey Martin, son officier en troisième, était monté d’un cran. Ils attendaient de recevoir un jeune officier et quelques aspirants. Ayant ainsi perdu certains de ses officiers mariniers les plus amarinés, son second et meilleur ami, qu’il avait dû céder pour satisfaire à d’autres besoins de la Flotte, Adam savait qu’il lui faudrait du temps pour redonner à l’Anémone son statut de frégate d’élite et pour souder son équipage.

Le responsable de l’arsenal avait su qu’Adam avait prévu d’aller faire une petite promenade à cheval, ne serait-ce que pour échapper à ces ordres et autres demandes incessantes qui sont le lot de tout commandant lorsqu’il a le malheur de tomber sous la patte d’un amiral. Ce responsable avait reçu deux lettres adressées à Valentine Keen, plis qui avaient été réexpédiés par le Prince Noir des Antilles et qui l’attendaient à Portsmouth.

Il avait dit à Adam :

— La première vient de chez son tailleur de Londres, le même que le mien. Je reconnaîtrais ce grippe-sou n’importe où. Mais on ne sait jamais – et il avait ajouté : Bon, peu importe, cela vous fera une jolie petite trotte.

Sur ce point, en tout cas, il avait raison. Son robuste cheval gris lui avait été prêté par un major fusilier, officier qui possédait tellement de montures qu’il lui faudrait servir pendant des centaines d’années pour les entretenir sans autres revenus.

Adam reprit son examen de la maison. Elle se trouvait à environ cinq miles de Winchester, et il n’y avait guère de villages alentour. Cinq miles – il se dit qu’il en aurait allègrement franchi dix fois plus.

Mais pourquoi était-il donc venu ? Admettons que Keen se doute de quelque chose, ou que Zénoria lui ait avoué la vérité. Il fallait qu’il regarde les choses en face, sans essayer de se voiler la réalité. Il l’avait possédée. Dans un moment de passion et de désespoir, alors qu’ils croyaient tous deux avoir perdu un être aimé à bord du Pluvier Doré.

Il l’avait possédée. Si elle s’était refusée à lui, il n’osait imaginer ce qui se serait passé. Il aurait été conduit au désastre et aurait brisé le cœur de son oncle. Quant à elle, on en aurait dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. La voie de la facilité pour les menteurs et les sceptiques.

Le souvenir de la fureur qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait entendu dans cette auberge un inconnu insulter le nom des Bolitho lui revenait souvent. Et il en arrivait chaque fois à la même conclusion désespérée : une fraction de seconde de plus et je l’aurais tué.

Imbécile. Rebrousse chemin tant qu’il est encore temps. Tout en se le disant, il enfonça ses éperons dans les flancs de son grison. Il repartit au trot dans la descente qui conduisait au grand portail. Les deux piliers étaient surmontés de cerfs en bronze. La famille était riche et influente, on savait que le père de Keen avait jugé que son fils était fou de rester dans la marine quand il aurait pu embrasser n’importe quelle autre carrière.

Un vieux jardinier était accroupi dans les plates-bandes, sa brouette à côté de lui. Adam le salua au passage en remontant la grande allée. Il remarqua une longue carabine de chasse posée contre la brouette. Domestiques ou pas, l’endroit devait être fort isolé. Comment une fille aussi libre que Zénoria pouvait-elle bien vivre ici après avoir connu les côtes sauvages de sa Cornouailles ?

La demeure était encore plus vaste et imposante que ce qu’il s’était imaginé. Des colonnades, un portique superbe orné de lions sculptés et autres animaux étranges, des marches d’une telle propreté qu’on aurait pu y déjeuner.

Tout cela aurait dû le faire sourire, mais il était trop crispé. En comparaison, la vieille maison grise de Falmouth avait bien pauvre allure. Ici, c’était un endroit accueillant, où l’on pouvait vivre.

Un homme chétif, tout ratatiné, sortit de nulle part et tint les rênes de sa monture tandis qu’Adam descendait de cheval.

— Donnez-lui à boire, je ne serai pas long.

L’homme acquiesça, impassible.

Adam continua de regarder la demeure pendant que le valet menait son cheval derrière le bâtiment. Il se disait que, s’il en détournait les yeux, il allait défaillir.

L’un des deux grands battants s’ouvrit vers l’intérieur et, avant qu’il ait eu le temps de s’avancer, une femme à l’allure guindée, un trousseau de clés accroché à la ceinture, l’accueillit sans chaleur.

— Capitaine de vaisseau Adam Bolitho, madame. J’ai des plis pour le commandant Keen.

Mais peut-être avait-il déjà été promu amiral ?

— Votre visite était-elle annoncée, commandant ?

— Non. Non, pas exactement.

Habitué qu’il était à voir des marins sauter sur leurs pieds au moindre de ses ordres, ce ton glacé l’avait désarçonné.

Elle restait fermement campée dans le cadre de la porte.

— Le capitaine de vaisseau Keen est absent, commandant.

Elle était sur le point de lui indiquer où il se trouvait, mais se ravisa.

— Souhaitez-vous lui laisser un message ?

Il y eut un bruit de voix à l’intérieur et il reconnut la voix de Zénoria :

— Que se passe-t-il, Mrs Tombs ?

Adam sentit son cœur battre plus vite. La gouvernante était bien nommée.

La porte s’ouvrit en grand et elle était là, le regardant fixement. Elle portait une robe à fleurs très simple et avait coiffé ses cheveux noirs en chignon. Seuls bijoux, des perles aux oreilles et un pendentif dont il se dit qu’il devait valoir une petite fortune à lui tout seul. Il ne savait pas exactement à quoi il s’attendait, mais elle ressemblait à une fillette habillée en femme. Comme si elle jouait un rôle.

— Je… je suis désolé, Mrs Keen. J’ai des lettres à déposer.

Il fouilla dans ses poches, mais se prit la manche dans le sabre court qu’il affectionnait.

— Mon bâtiment relâche à Portsmouth. J’ai pensé…

La gouvernante revêche intervint :

— Tout va bien, madame ?

— Oui.

Zénoria secoua la tête, il l’avait déjà vue le faire lorsqu’elle avait les cheveux lâchés et qu’ils ruisselaient comme une nappe de soie.

— Pourquoi cela n’irait-il pas bien ?

— Très bien, madame.

La gouvernante recula pour laisser entrer le visiteur.

— Si vous avez besoin de quelque chose…

Et elle s’éloigna sans bruit sur les dalles de marbre, ses derniers mots sonnaient comme une mise en garde.

Après quelques secondes de silence, Zénoria parla :

— Vous savez que vous n’êtes pas le bienvenu dans cette demeure, commandant.

Elle regardait autour d’elle, semblant craindre d’être entendue. Mais la maison était totalement silencieuse, comme si elle écoutait. Comme si elle observait.

— Je suis navré, je vais me retirer.

Elle recula quand il esquissa un pas dans sa direction.

— S’il vous plaît. Je ne voulais pas vous offenser. Je pensais que votre mari serait là.

Il la perdait sans remède, il ne l’avait même pas effleurée.

Elle restait étrangement calme, d’un calme presque menaçant.

— Il est à Londres, à l’Amirauté. Il sera de retour dans la soirée.

Ses yeux lançaient des éclairs.

— Vous n’auriez pas dû venir, vous le savez fort bien.

Une porte s’ouvrit puis se referma sans bruit et elle lui dit :

— Venez dans la bibliothèque.

Elle le précéda, toute droite et menue dans cette demeure qui ressemblait à une cathédrale. La fille aux yeux de lune, c’étaient les mots de son oncle.

Des piles de livres étaient posées sur la table. Elle lui dit, comme si la chose allait de soi :

— Ils sont tous à moi. Ils attendent que notre nouvelle maison soit prête.

Elle leva les yeux vers les hautes fenêtres, une abeille tapait contre la vitre.

— Tout le monde est si gentil avec moi, ici… mais je dois toujours tout demander. Je n’ai pas de voiture, on m’a dit de ne pas faire d’équitation toute seule. Il y a des voleurs de grand chemin dans les environs, il paraît que des déserteurs rôdent non loin d’ici. Cela ressemble à un désert !

Adam revit alors le jardinier et son mousquet.

— Et quand quitterez-vous cet endroit ?

Il osait à peine lui adresser la parole.

Elle haussa les épaules. Ce qui lui infligea un nouveau coup.

— Cette année, l’an prochain, je n’en sais rien. Nous habiterons près de Plymouth. Ce n’est pas la Cornouailles, mais ce n’est pas trop loin. A dire vrai, je trouve cette existence décourageante. La plupart des membres de la famille sont à Londres, et la plus jeune sœur de Val ne veut jamais laisser le bébé seul.

Adam essayait de se souvenir de cette sœur. C’était elle qui avait perdu son mari en mer.

— Je ne vois personne. Il n’y a que lorsque Val revient que je puisse…

Elle parut se rendre soudainement compte de ce qu’elle disait et s’exclama :

— Et vous, que devenez-vous ? Toujours le héros courageux ? Le fléau de l’ennemi ?

Mais elle ne parvenait pas à s’enflammer. Adam finit par prendre la parole.

— Je pense à vous si souvent que j’en suis comme hors de moi-même.

Une ombre passa devant la fenêtre et il aperçut une jeune femme qui traversait le gazon impeccablement tondu, un bébé dans les bras.

— Il est si petit, fit-il enfin.

— Cela vous surprend, n’est-ce pas ? Vous pensiez peut-être qu’il était plus âgé – vous vous disiez qu’il pourrait être votre fils ?

Elle persiflait, mais lorsqu’il se retourna, elle avait les larmes aux yeux, de vraies larmes.

— J’aurais tellement aimé que ce soit le mien. Le nôtre !

Il entendit son cheval que l’on ramenait devant la maison. La gouvernante serait sûrement soulagée s’il partait sur-le-champ. Elle allait probablement informer Keen de sa visite.

Il posa les deux plis sur la table.

— Pour votre mari. C’est la clé qui devait me permettre d’ouvrir votre porte, mais j’ai échoué…

— À quoi vous attendiez-vous ? Que je vous accueille dans ma couche sur votre bonne mine, parce que vous obtenez toujours ce que vous voulez ?

Il ramassa sa coiffure et chassa une mèche rebelle sur son front. Il ne se rendit pas compte que la vue de ce geste familier la faisait sursauter.

— Je n’en voulais pas d’autre que vous, Zénoria.

C’était la première fois qu’il prononçait son nom.

— Je n’ai ni le droit ni le courage de vous dire que je vous aimais.

Elle tira sur un cordon de soie pour sonner.

— Partez, je vous prie.

Elle le regarda regagner la porte de la bibliothèque, elle restait immobile.

— Peut-être Dieu voudra-t-il bien nous pardonner à tous les deux, mais moi, je ne pourrai jamais vous pardonner.

La porte se referma. Zénoria ne bougea pas pendant de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle entende le palefrenier remercier le commandant pour les quelques pièces qu’il lui avait glissées dans la main. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle prit un petit ouvrage dans l’une des piles et, après avoir hésité, l’ouvrit. Entre les pages, au milieu du livre, il y avait deux roses sauvages, elles étaient devenues fines comme de la soie. Il les lui avait offertes au cours de cette promenade à cheval, le jour de son anniversaire – elle dit tout haut dans la pièce silencieuse : « Et je vous aimais, Adam. Je vous aimerai toujours. »

Puis elle sécha ses larmes, remit sa robe en place et sortit au soleil.

Le vieux jardinier travaillait toujours sans trop se donner de peine, rien n’avait bougé sauf sa brouette et son mousquet. Au bout de l’allée, entre les piliers du portail, elle apercevait la route, déserte. Comme s’il ne s’était rien passé.

Elle entendit son enfant pleurer, la sœur de Val qui tentait de le calmer, elle qui aurait tant souhaité en avoir un.

Tout était comme avant, mais elle savait qu’elle avait tout perdu.

 

Bolitho s’arrêta entre les colonnades à l’entrée de la salle de bal. Il profita de ce qu’un valet l’annonçait pour accoutumer ses yeux à la lumière.

Le crieur avait la voix aiguë, personne n’avait dû l’entendre avec le tintamarre que faisaient les violons de l’orchestre et le brouhaha général. La demeure, située dans cette rue à la mode qu’était Saint James, était fort impressionnante, « noble » comme l’avait dit pertinemment Catherine. Elle était bien trop vaste pour les besoins de Hamett-Parker qui l’occupait seul. L’amiral avait perdu sa femme dans un accident de chasse, mais il appréciait certainement le faste. Bolitho avait également remarqué dans le hall une statue de marbre représentant un centurion, il savait qu’elle datait du propriétaire précédent. L’amiral Anson avait ainsi voulu rappeler le vaisseau à bord duquel il avait mis sa marque.

Des valets de pied et quelques fusiliers marins réquisitionnés en renfort essayaient de se frayer un passage à travers la foule grouillante. Il y avait là quelques tuniques rouges de fusiliers, mais les tenues bleues et blanches des marins constituaient le gros des invités. Pratiquement aucun officier en dessous du grade de capitaine de vaisseau. Quant à Sa Majesté, aucune trace. Bolitho avait entendu dire qu’il lui arrivait souvent de ne pas se rendre aux réceptions de ce genre, même si ses gens se fatiguaient à les lui rappeler.

Il observa avec un certain agacement qu’il y avait beaucoup de femmes. La plupart étaient sans doute des épouses légitimes, mais certaines, l’air effronté, le décolleté provocant, ne faisaient certainement pas partie des invités. Peu importe, personne ne faisait attention à elles. Lorsqu’un officier avait une aventure, les autres ne s’en mêlaient pas. Si Catherine était arrivée à son bras, avec l’allure qu’elle avait en de telles rares occasions, on aurait entendu une mouche voler et tous les regards se seraient portés sur elle.

Quelqu’un lui prit sa coiffure, avant de se perdre dans la mêlée. Un autre, un fusilier, lui tendit un plateau en s’approchant précautionneusement. Bolitho le regarda, l’air perplexe, et l’homme lui murmura comme un conspirateur :

— Prenez de ça, sir Richard, c’est du fameux cambusard – il était à deux doigts de lui faire un clin d’œil : Je suis fier de vous avoir servi, j’vais l’raconter aux copains !

Bolitho goûta au vin. Il était vraiment bon. Et, chose surprenante, bien frais.

— Je vous connais ?

Le fusilier lui décocha un large sourire, comme si pareille chose était impossible.

— Pour ça, non, sir Richard. J’ai embarqué à bord du Benbow, j’étais sur la dunette quand vous êtes arrivé – son visage se ferma : J’ons été blessé, vous voyez, sans quoi que j’s’rais resté étendu là-bas raide mort avec tous mes camarades.

Bolitho entendit quelqu’un claquer des doigts. Se retournant, il vit un capitaine de vaisseau qu’il ne connaissait pas et qui faisait signe au fusilier de rappliquer.

Ce dernier était l’un des fusiliers de Thomas Herrick, il trouvait qu’il avait eu bien de la chance d’être seulement blessé et d’avoir survécu à ce terrible jour.

Bolitho aboya :

— Monsieur, vous ne savez donc pas vous tenir ?

Le capitaine de vaisseau découvrit les insignes de son rang avant de fondre dans la foule comme un poisson disparaît dans un étang.

Il reprit :

— Le contre-amiral Herrick était mon ami.

Le fusilier hocha pensivement la tête. Il avait vu ce capitaine de vaisseau s’empourprer puis reculer, piteux, sous l’algarade de cet homme. Encore un truc à raconter aux copains, quand il aurait regagné ses quartiers.

— J’sons au courant, sir Richard. Vous d’mand’pardon, mais j’pens’que c’étiont point conv’nable de l’expédier en Nouvelle-Galles du Sud.

Bolitho lui prit un second verre de son fameux cambusard et opina. Pourquoi avait-il dit : c’était mon ami ? N’y avait-il décidément plus aucun espoir ? Toute amitié était-elle définitivement morte entre eux ? Herrick avait toujours été un homme têtu, parfois au-delà de toute raison. Il n’arrivait toujours pas à admettre l’amour de Bolitho pour une femme qui n’était pas son épouse. Et cela, alors que Catherine avait été la seule à rester au chevet de sa Dulcie bien-aimée lorsqu’elle se mourait du typhus. Que Catherine n’ait pas connu le même sort, cela tenait du miracle.

Par un trou dans la foule, il aperçut Hamett-Parker. L’amiral le regardait fixement ; ses yeux clairs renvoyaient la lumière des centaines de bougies, on aurait dit des éclats de verre.

Bolitho s’approcha de lui. Le fusilier avait disparu, il était allé chercher un autre plateau. Bolitho avait senti son haleine, du cognac : il avait intérêt à faire attention et à ne pas se faire prendre par un officier.

Hamett-Parker hocha la tête.

— Je savais déjà quel charisme émane de vous, sir Richard. On dirait que ce vulgaire soldat fait partie de vos admirateurs.

— Je tire toujours un grand réconfort à fréquenter des gens comme lui, sir James. J’ai vu de mes yeux ce que ses camarades et lui-même ont enduré. Lui et d’autres dans son genre me rappellent ce que nous leur devons, nous qui les commandons.

L’amiral grommela :

— Je n’en disconviens pas. Mais nous devons prendre garde à ce que la popularité ne nous fasse pas plus d’amis que l’exercice de l’autorité.

Il jeta un coup d’œil circulaire sur la foule bruyante.

— Lord Godschale en aurait été d’accord, ne croyez-vous pas ?

— Et qu’est-il devenu ?

Il voyait bien que Hamett-Parker essayait de le harceler.

— À l’heure qu’il est, il a dû faire une bonne partie du trajet jusqu’à Bombay.

L’amiral semblait indifférent, mais le ton de sa voix disait autre chose.

— Il a trouvé un emploi de la plus haute importance à la Compagnie des Indes. Je dirais même, un emploi extrêmement lucratif.

Bolitho avait peine à imaginer Godschale échanger les plaisirs de la vie à Londres pour la chaleur torride et les fièvres des Indes. Hamett-Parker continua :

— Mais je pense que ce n’est pas surprenant. On peut passer l’éponge sur une indiscrétion, pas sur un scandale politique – et le regardant d’un œil glacé : Ainsi que je vous le disais, un chef doit donner l’exemple.

— Le capitaine de vaisseau Keen était-il convié ce soir, sir James ?

Hamett-Parker esquissa un sourire.

— Non. Il est jeune marié, je veux le laisser un peu en paix.

— J’avais espéré qu’il serait promu amiral.

— Vraiment ?

Bolitho souhaitait que quelqu’un vienne les interrompre et mettre un terme à cette joute verbale.

— Non. Moi-même, j’ai d’abord été commodore.

Hamett-Parker devait le savoir mieux que quiconque.

Essayant de dominer sa colère, Bolitho ajouta :

— Cela fait longtemps que je connais le capitaine de vaisseau Keen. Il a été aspirant sous mes ordres. C’est un excellent officier et un homme d’honneur.

— Et il appartient à une famille puissante et fort influente, n’est-ce pas ? Je respecte l’intérêt que vous lui portez, bien sûr, mais vous devez admettre que le capitaine de vaisseau Keen doit être bien plus qu’un excellent officier pour hisser sa marque de contre-amiral. Il aura toutes les occasions de faire ses preuves, je vous le promets.

Un valet de pied arriva avec un seul verre sur son plateau. L’amiral le prit en disant :

— C’est bien rafraîchissant dans des circonstances comme celles-ci.

Bolitho nota qu’il buvait de la limonade. Peut-être pour mieux surveiller les bouffonneries de ses subordonnés et de ses pairs alors que vins du Rhin et de Madère coulaient à flots.

Hamett-Parker fronça le sourcil, avant de se reprendre aussi sec, car il avait aperçu Sir Paul Sillitœ. Il était fort élégamment vêtu de soie gris foncé et portait un sabre court à la hanche.

— Pardonnez-moi d’être en retard, sir James.

Autour d’eux, quelques invités firent mine de ne pas écouter. Ils n’allaient pas être déçus.

— J’étais avec le Premier Ministre – nous nous trouvions ensemble chez Sa Majesté. Finalement, le roi ne viendra pas.

Hamett-Parker le regardait d’un œil torve.

— Et qu’est-ce qu’il peut bien avoir, cette fois-ci ?

Sillitœ sourit à Bolitho pour la première fois avant de répondre :

— Sir James, nous avons reçu à l’instant des nouvelles de Talavera[1]. Le général Wellesley a remporté une grande victoire sur le maréchal Soult. La guerre est pratiquement gagnée dans la Péninsule.

Tout le monde se taisait, puis les gens se passèrent le mot, dans la demeure, et à l’extérieur. Il y eut des explosions de joie, les cris faisaient trembler les lustres comme des morceaux de glace s’entrechoquant.

Hamett-Parker hocha la tête.

— Cela est arrivé plus tôt que prévu.

Il restait impassible.

Sillitœ prit un verre de vin, souriant toujours.

— Voici l’occasion de fêter votre nomination, sir James. Félicitations ! – puis se tournant vers Bolitho : Et c’est un grand moment pour vous également. Sans vous et vos marins, pas un soldat n’aurait posé le pied sur le sol ennemi !

— Nous allons souper incessamment, le coupa Hamett-Parker. Tout le monde n’en est pas, prévenez les convives !

Comme l’amiral s’en allait pour aller jouer les hôtes, mais d’assez mauvaise grâce, Sillitœ dit d’un ton léger :

— Vous êtes venu seul, sir Richard ?

Ses yeux acérés ne manquaient rien.

— Je suis venu parce que Lady Catherine a insisté.

Sillitœ hocha imperceptiblement la tête.

— Cela me paraît sage. Il y a des jours où la discrétion est plus utile que toute une escadre.

Bolitho se sentit soudain très las.

— Je ne puis attendre. Je vais m’excuser.

— Nous nous reverrons très bientôt, répondit Sillitœ en haussant les épaules. Nous allons avoir tous deux du travail maintenant que Wellesley a balayé son vieil adversaire.

— De quoi s’agit-il ?

Il avait envie de se retirer, mais il voulait savoir.

— Prodiguez-moi vos conseils, sir Richard, et je les transmettrai au duc de Portland. Les Français veulent étrangler notre commerce – nos lignes de communication vitales, si vous préférez.

— J’ai lu les comptes rendus de leurs dernières attaques. Si nous n’avions pas capturé le contre-amiral André Baratte, j’aurais volontiers vu sa main derrière tout cela.

Sillitœ sourit doucement.

— Vous êtes très perspicace. Mais nous avons libéré Baratte pour l’échanger contre Lord Derwent qui a été fait prisonnier en Espagne. Comprenez-vous ? Vous venez tout juste de rentrer en Angleterre et vous manifestez tout votre talent – il eut un large sourire, cette fois-ci : Surtout à mon profit !

Il sortit sa montre et étouffa un bâillement.

— Ma voiture m’attend. Si vous le voulez bien, je vous ramène à Chelsea. Nous serons plus tranquilles pour causer.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la Tamise, la rue était noyée sous une averse. Sillitœ ne perdit pas de temps et interrogea Bolitho sur ce qu’il pensait de ces menaces contre le trafic marchand.

— Je suis tout ouïe, sir Richard, je suis impatient de bénéficier de votre science. Vous me donneriez cinq cents ans que je ne ferais pas encore un marin digne de ce nom !

Bolitho ruminait, songeant à la bêtise de ceux qui avaient décidé d’échanger Baratte contre un vague aristocrate anglais. Baratte avait acquis sa réputation lorsqu’il n’était que capitaine de frégate. Il avait été promu commodore, puis contre-amiral. On avait essayé à maintes reprises de le capturer au combat, sans succès. C’était le Tybalt de Bolitho qui avait finalement réussi dans cette entreprise. On disait de Baratte qu’il détestait l’Angleterre au moins autant qu’il aimait son propre pays. Et maintenant, il avait disparu, sans doute bien mieux informé des forces et faiblesses de son ennemi qu’avant sa capture. Sillitœ reprit :

— Nous tenons le cap de Bonne-Espérance, essentiellement grâce à vous. Cela devrait suffire ?

Bolitho revoyait dans sa tête les routes commerciales, celles qui venaient des Indes et des Antilles, puis jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud, où la colonie grossissait de jour en jour. Baratte pouvait sans difficulté s’emparer de tout bâtiment à partir du moment où il en avait décidé ainsi. Mais il lui fallait une base, un endroit où faire aiguade et réapprovisionner ses bâtiments, décharger ses prises. Pas question de paresser comme de vulgaires pirates qui pillent et tuent au hasard de leurs rencontres. Il répondit enfin :

— Nous aurions besoin d’une escadre légère, rapide, une flottille même. Six frégates, un commandant compétent…

Voyant la réaction de Sillitœ, il ajouta :

— Oui, je sais, autant demander la lune. Mais sans stratégie précise, nos pertes vont empirer et Leurs Seigneuries seront obligées finalement d’envoyer d’avantage de vaisseaux, peu importe qu’on en ait un besoin plus urgent dans nos eaux.

Il détourna le regard vers la fenêtre, il aurait préféré que Sillitœ fût assis à sa droite. Son œil le picotait, il avait envie de le frotter, même en sachant que cela ne le soulagerait guère. Il reprit :

— Tout comme Baratte, j’imagine que, dans le fond, je suis toujours resté le commandant d’une frégate que j’étais. J’en ai commandé trois. Cela dépasse tout ce que l’on peut imaginer.

— Vraiment ? Et L’Hirondelle ?

Il se raidit.

— C’était une corvette, à peine aussi grosse qu’un sixième-rang.

Comme Hamett-Parker, Sillitœ s’était livré à quelques recherches.

— Je vois.

Bolitho poursuivit :

— Nous avons nos croisières de lutte contre la traite, devant Bonne-Espérance et Freetown. Leur aide pourrait être précieuse, ne serait-ce qu’en interrogeant les négriers quand on les attrape.

Cela lui rappelait Tyacke. Un marin exceptionnel, un homme qui vivait en solitaire depuis qu’il avait été défiguré, capable pourtant d’inspirer le respect et même une sorte d’affection à ceux qui servaient sous ses ordres. Ce jour-là, alors qu’ils étaient aux portes de la mort, le plus endurci des survivants n’avait pu s’empêcher de rendre grâces au Ciel à la vue de la Larne.

— C’est l’une des choses, reprit Sillitœ, que j’apprécie chez vous. Vous ne rejetez jamais une idée avant de l’avoir soigneusement examinée. Vous l’explorez, comme seul un officier de métier peut le faire. Notre tout nouveau lord de l’Amirauté n’est pas encore prêt à se laisser fléchir. Mais il faudra bien qu’il y vienne.

— Pourquoi Lord Godschale a-t-il quitté ses fonctions ?

Sillitœ répondit avec une certaine froideur :

— Vous aussi, vous savez vous montrer direct. Godschale, je pense que vous le savez, aimait bien les femmes. Mais il n’était ni constant ni prudent. Il compromettait une dame de qualité, avant de l’abandonner pour une autre. Pour son malheur, l’une de celles qu’il a négligées était l’épouse d’un membre de la Chambre des lords. Je ne peux pas vous en dire plus.

— Il risque de ne pas trop aimer Bombay.

Sillitœ, dissimulé dans l’ombre, se tourna vers lui.

— Cela me semble évident.

Il faisait fort sombre lorsqu’ils atteignirent la maison, mais la pluie avait cessé et quelques étoiles brillaient déjà entre les nuages.

— J’ai une faveur à vous demander, Richard.

Bolitho avait déjà une main sur la poignée.

— Oui ?

— Vous aurez besoin d’un bon aide de camp lorsque vous aurez reçu votre affectation, maintenant que le jeune Jenour est apprenti commandant. Je crois que j’ai ce qu’il vous faut.

On aurait dit qu’il souriait dans l’obscurité.

— Mon neveu, pour être précis. Pour le moment, il est lieutenant de vaisseau à bord de ce vieux Canopus. Son bâtiment va entrer en réparations de longue durée dans le Nord.

— Il faudrait d’abord que je le voie.

— Naturellement, je vais m’en occuper. Il ne fait pas partie de ces jeunes blancs-becs assez suffisants… il est intelligent et a reçu une meilleure éducation que beaucoup de ceux qui portent l’uniforme bleu marine.

— Je ne peux rien vous promettre.

Penser que Sillitœ pouvait avoir un neveu ou même une famille était assez étrange. Catherine lui avait dit qu’il avait connu feu son mari, le vicomte Somervell. Dans quelles circonstances, il se le demandait. Le jeu, le duel, conversations à bâtons rompus ? N’importe lequel de ces sujets mène en général aux autres. Mais pas Sillitœ, non, il était trop habile, trop secret.

Il regardait la maison plongée dans l’ombre.

— Mes hommages à Lady Catherine. Quel dommage qu’elle ne soit pas chez elle – puis, tapant sur le toit de sa voiture : En route !

Bolitho passa la main sur son œil. Il avait toujours fait confiance à l’intuition de Catherine lorsqu’il s’agissait de jauger les gens. Attendons de voir, lui avait-elle dit. Concernant Sillitœ, le conseil était judicieux.

La gouvernante lui ouvrit la porte et lui dit :

— J’ai disposé le couvert pour vous, sir Richard.

— Merci, mais je n’ai pas d’appétit. Je vais regagner notre chambre.

Notre chambre. Il referma la porte derrière lui et contempla leur petit paradis, la chemise de nuit qu’elle portait si souvent lorsqu’elle se mettait au lit car elle savait qu’il l’adorait. On sentait l’odeur de son parfum, c’était comme si elle allait arriver d’un moment à l’autre.

Il s’approcha de la fenêtre en entendant une voiture ralentir au coin de la rue, mais elle dépassa la maison. Ils n’avaient été séparés que parce qu’elle avait craint qu’on ne le blâme de ne pas s’être rendu à cette réception. Hamett-Parker apprendrait qu’il s’était éclipsé assez tôt, on lui rapporterait qu’on l’avait vu avec Sillitœ. Il se débarrassa de sa lourde vareuse et l’abandonna sur le dossier d’une chaise, et sourit en songeant qu’Ozzard aurait trouvé ces façons de faire indignes.

Il resta là à contempler les ombres dansantes jetées par une chandelle solitaire. Il la voyait s’agenouiller près de lui, ou étendue à ses côtés, les cheveux défaits sur l’oreiller, quand elle l’attendait, sans honte aucune, fière même de ce corps qu’il allait explorer jusqu’au point où il ne pourrait plus attendre.

Il s’endormit bientôt et, même ainsi, elle était avec lui.

 

Une mer d'encre
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